L’Union européenne : stop ou encore ?

Les crises politiques, comme les disputes de couple, sont l’occasion, parfois salutaire, de se dire les choses et de tout remettre à plat. Quoiqu’en matière de crise politique l’on ne puisse espérer de réconciliation facile sur l’oreiller.

J’ai récemment décrit, dans Atlantico[1], ce que cette crise sanitaire révélait de nos faiblesses nationales et les leçons que nous pourrions en tirer pour l’avenir. Ce moment de confinement est l’occasion d’élargir le champ de réflexion et de se pencher sur la manière dont la superstructure européenne fait face à ce défi. Chacun appréciera le sens des priorités de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui se félicite, en pleine débandade, du lancement des discussions sur l’intégration de l’Albanie – État mafieux s’il en est – et de la Macédoine du Nord.

L’Union européenne en état de mort cérébrale

Le constat est quasi-unanime sur la lenteur et la faiblesse de la réponse européenne, résolue bien tardivement à débloquer des crédits pour amortir les contrecoups de la mise à l’arrêt de l’économie. Pour réagir efficacement, elle n’a d’autre choix que de suspendre deux de ses dogmes fondateurs : l’espace Schengen et le pacte de stabilité. Cette décision résonne comme un aveu de la responsabilité du modèle économique et social européen dans l’aggravation de cette crise sanitaire. Car oui, c’est bien la religion de la société ouverte qui nous a rendus vulnérables. Après avoir appliqué doctement ce catéchisme, les élites françaises en mesurent aujourd’hui le cruel résultat : nous ne possédons plus les infrastructures ni le personnel pour contrôler efficacement nos frontières ; nous n’avons plus les industries nécessaires pour parer à la pénurie de masques ou de respirateurs ; nous ne disposons plus des usines pour produire les médicaments nécessaires sur notre territoire ; nous ne sommes plus suffisamment équipés en matériel et en lits dans les hôpitaux publics. L’Europe devait nous rendre plus forts et nous voici désespérément dépendants du bon vouloir de l’étranger pour notre survie.

Cinquante ans de construction européenne au forceps pour finalement se rendre compte que cette structure a affaibli la souveraineté, l’indépendance et la richesse des États membres tout en étant incapable de les remplacer en cas de difficultés. La crise révèle où se trouve la véritable légitimité politique : ce ne sont ni la commission ni les marchés financiers qui nous sauveront. La « solidarité européenne » est un mirage. Mais nous le savions déjà.

Rien de surprenant, dans ce contexte, à ce que la toile ait allègrement tourné en dérision la vidéo de la Présidente de la Commission nous montrant soigneusement comment se laver les mains en fredonnant l’hymne européen…

Certains découvrent notre dépendance vis-à-vis de la Chine qui profite de ce manque de fraternité européenne pour se positionner en sauveur et conforter ainsi son statut de partenaire privilégié, notamment auprès de l’Italie. Il en va de même pour la Russie. Angela Merkel, de son côté, assume son « repli nationaliste » en annonçant son plan colossal de sauvetage de l’économie allemande sans en référer à l’UE et en s’abstenant de citer l’« Europe » dans son allocution nationale. Il aura suffi d’un virus pour que les illusions européennes se fracassent sur les réalités nationales.

Chaque crise que nous avons dû affronter, migratoire, économique, financière et maintenant sanitaire, a mis en lumière les failles du dispositif européen. Pourtant après chaque tempête, l’UE a repris sa marche, de son pas de sénateur, avec ses 56 000 fonctionnaires et sa myopie stratégique, comme anesthésiée par ses certitudes idéologiques que la réalité, même brutale, ne semble jamais remettre en question.

La France, passive et complice, est comme sortie de l’histoire. De cette histoire de l’UE qu’elle a pourtant contribuée à écrire et dont elle est même à l’initiative.

Il est vrai que la France adore mourir pour des idées. En 1789, elle est prospère et puissante, elle fait jeu égal pour le commerce extérieur et la marine avec les Anglais. La population s’enrichit, la fiscalité est loin d’être aussi écrasante qu’on le raconte et bien que la crise financière soit sérieuse, elle n’est pas insurmontable. Pourtant, un nouveau messianisme républicain la poussera à se jeter dans la Révolution, une guerre civile et un conflit européen. De même ensuite, elle s’épuisera par un « humanisme » mal placé, largement porté par la gauche, dans une colonisation qui s’avèrera bien plus coûteuse que bénéfique et qui alimentera jusqu’à aujourd’hui le ressentiment de certaines nations devenues indépendantes à son égard. Aujourd’hui, courant derrière le rêve d’une puissance européenne à la française, elle sacrifie ses intérêts à une idée européenne incarnée par une structure technocratique sans âme. Renonçant à tout, à sa capacité décision, à sa liberté budgétaire, à ses frontières, allant même jusqu’à convaincre l’Allemagne, d’abord sceptique, de rejoindre l’euro contre d’immenses concessions en sa faveur (notamment le taux de change à l’entrée dans l’euro) pour faire avancer coûte que coûte cette utopie européenne. Qu’importe que la réalisation de ce rêve se fasse au prix de sa liberté de nation et de sa prospérité économique.

L’Europe en France, c’est comme le gaullisme ou les valeurs républicaines, tout le monde est pour mais personne ne s’accorde sur ce que recouvrent ces termes et sur la manière dont doivent se traduire politiquement ces références. Pire encore, ceux qui les invoquent à tout-va en sont souvent les plus grands fossoyeurs.

Ne nous faisons pas d’illusion : bien que les leçons à tirer de cette crise coulent de source pour une majorité de Français, nos dirigeants politiques actuels ne se déferont pas si facilement de leurs œillères. Au lendemain de cette pandémie, ils en appelleront de nouveau à la nécessité, sinon d’un renforcement de la coopération mondiale, du moins à une accélération du processus d’intégration européenne. Ils continueront de justifier la mise en place d’une politique supra et donc postnationale, reproduisant le réflexe communiste de l’époque face à l’échec de cette idéologie : « Si le communisme n’a pas marché, c’est qu’il n’y a pas assez de communisme ». Si l’Union européenne ne fonctionne pas, c’est qu’il n’y a pas assez d’Union européenne. Imparable ! 

Plus forts ensemble, vraiment ?

Comment avons-nous pu être crédules à ce point ? L’un des arguments principaux avancés pour défendre l’échelle européenne est celui de la « masse critique » : dans un monde globalisé et face aux grandes puissances installées ou émergentes, seules les sociétés disposant d’une taille critique pourraient tenir la concurrence. Il en va de même pour les entreprises et pour les États. L’argument est séduisant mais il est biaisé.

Les élites européennes ignorent, ou feignent d’ignorer, que la concurrence exercée par les pays extra-européens, la Chine, les États-Unis, la Russie ou la Turquie, use d’autres armes que celles de la taille industrielle ou du prix. Cette concurrence organisée bénéficie d’abord du plein soutien de l’État chez eux : renseignements et financements, cassage des prix mais aussi désinformation, corruption pour les procédés les moins avouables. Le tout orchestré par une véritable collaboration entre milieux politiques, économiques et culturels. Une entente quasi-inexistante en France et même interdite par la Commission européenne. Car l’UE s’est construite sur le modèle exactement inverse : multiplication des traités de libre-échange, refus d’une clause de préférence européenne dans les marchés publics, interdiction de pratiquer le patriotisme économique, orthodoxie monétaire.

Ce modèle économique nous a désarmés dans un écosystème déloyal où la concurrence est peut-être « libre » mais en aucun cas « non faussée ». Dénoncer ce phénomène, c’est dénoncer ce qui fait l’ADN même de l’UE, un ADN avant tout économique, financier et néo-libéral. De ce fait, l’UE a été et continue d’être un agent de la mondialisation : elle a activement encouragé et alimenté ce phénomène qui a essentiellement consisté jusqu’ici en une délocalisation des productions là où les coûts salariaux, sociaux et environnementaux étaient les plus faibles, et en un calque des politiques économiques sur les impératifs financiers plutôt que sur l’économie réelle. Rien d’étonnant dans ces conditions que les conséquences d’une pandémie se fassent si durement sentir chez nous.

Par ailleurs, la thèse de la taille comme condition de la puissance est aujourd’hui partiellement battue en brèche par l’évolution technologique : l’important devient la masse d’informations dont un État dispose et sa capacité à les traiter en vue d’une action efficace. C’est pour cela que des pays petits par la taille (Corée, Taïwan, Israël) sont plus efficaces que la France dans la lutte contre le coronavirus. 

Mais le problème est  plus profond que cela et tient aussi aux divergences fondamentales des pays membres sur ce que doit être l’Union européenne. Car l’Europe puissance est une illusion française. Depuis de Gaulle déjà, l’Europe n’était envisagée que dans la perspective de réaliser une « Europe à la Française » dominée donc par notre pays. La suite des évènements a démontré qu’il n’en était rien. Le Général lui-même avait abandonné cette illusion au printemps 1963, quand Jean Monnet a convaincu le Parlement allemand de rajouter un préambule atlantiste dans la ratification du Traité de l’Élysée.

L’Europe puissance, une illusion française

Rembobinons quelque peu. Le 7 février, Emmanuel Macron fit une annonce tonitruante. Il déclara : « Je souhaite que se développe un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ». Il proposait alors à demi-mot de faire bénéficier les autres membres de l’arme nucléaire française en cas de menace. Une idée qui n’est pas sans intérêt et qui part certainement d’un diagnostic juste mais qui sonne faux à bien des égards. D’une part, parce que cette déclaration ne devrait en aucun cas s’accompagner d’un partage de la prise de décision d’activer l’arme nucléaire. Or, venant d’un homme qui a proposé de travailler à l’obtention d’un siège au conseil permanent de l’ONU pour l’Allemagne – sans qu’on ait bien compris s’il s’agissait d’un partage de celui de la France ou d’un siège propre – il est à craindre que cette décision souveraine ne soit pas sauvegardée. Ensuite, car cette proposition n’avait de sens que si elle s’inscrivait comme alternative à la puissance nucléaire américaine dans le cadre de l’OTAN. En bref, elle n’avait d’intérêt que si elle permettait la prise d’autonomie militaire de l’Europe vis-à-vis des américains et l’installation de la France comme puissance motrice du continent. Et c’est là que le bât blesse : dans l’esprit d’Emmanuel Macron cette offre se ferait « en même temps » que le maintien de l’OTAN et du protectorat américain.

Sans surprise, sans préparation et sans stratégie d’alliances, une fin de non-recevoir fût opposée à Macron. Les pays du Sud, qui auraient pourtant pu être sensibles à cette idée, n’ont pas donné suite. Les pays du Nord et de l’Est, atlantistes forcenés, n’ont même pas daigné accuser réception. Nous voici au cœur du problème. Le problème fondamental, qu’il faudra bien traiter un jour ou l’autre : la puissance européenne est un rêve français loin d’être partagé par tous.

La plupart des pays du continent, notamment ceux qui sont sortis du giron soviétique, sont simplement venus chercher les bénéfices d’un marché ouvert qui, de surcroît, leur accorde chaque année des dizaines de millions d’euros de subventions. Ils n’ont aucune intention de s’émanciper du grand protecteur américain à qui ils ont délégué la préservation de leur intégrité territoriale. Depuis son adhésion, la Pologne n’a eu de cesse de s’équiper militairement auprès des Américains, signifiant par là qu’elle situait sa garantie de sécurité à Washington et non à Bruxelles. Pourtant, une véritable puissance européenne ne peut se concevoir comme une simple partie d’un grand ensemble transatlantique dominé par les États-Unis. Cette absence de volonté de puissance s’exprime sur le plan militaire mais elle est aussi flagrante sur le plan économique. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’absence totale de préférence communautaire entre pays membres et aux frontières de l’Europe, ou encore le néant de la souveraineté numérique.

Par ailleurs, depuis Le Grand Échiquier de Brzezinski, nous savons que les États-Unis préfèrent pour l’Europe un leadership allemand à un leadership français. Cette place qui ne nous sera donc jamais donnée doit être prise dans un rapport de force assumé avec l’Allemagne, et forts d’alliés cohérents parmi ceux qui subissent eux aussi les politiques européennes. L’alliance latine est un axe géopolitique à développer. Nous l’avons d’ailleurs vu s’exprimer récemment de manière informelle et non concertée au sujet des « eurobonds ». La BCE a fini par consentir au rachat massif de titres d’État sous la pression conjuguée de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal, de la France mais aussi de la Grèce contre l’avis des pays de Nord et de l’Allemagne.

Il est navrant qu’Emmanuel Macron n’ait pas usé de ce prétexte pour révéler au grand jour l’hypocrisie du système. Ce système qui se targue sans cesse de viser l’indépendance et la solidarité. Il eût été judicieux de dénoncer ce refus manifeste d’indépendance et d’user de ce prétexte pour stopper toute intégration supplémentaire et retrouver des marges de manœuvre politique. Il eut été utile de reprocher aux partenaires leur manque de confiance à l’égard de la France et d’en tirer les conséquences politiques pour cesser de tout sacrifier à un dispositif qui nous prend beaucoup et nous rend si peu. Une offre aussi importante, éconduite de la sorte, aurait surement mérité mieux qu’un : «  Ah non ? Bon, tant pis ».

Mais pour cela il faudra aussi se pencher sur la responsabilité française. Nous sommes la seule puissance nucléaire de l’UE depuis la sortie du Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, deuxième puissance du continent mais nous sommes considérés comme illégitimes par de nombreux autre pays européens.

Nous souffrons d’un manque profond de crédibilité, nos voisins étant las de constater la dichotomie entre le volontarisme français affiché et les politiques réellement menées. Par exemple, le dépeçage de notre appareil de défense, année après année, ne risque pas de pousser nos alliés à nous confier leur sécurité ! Il en va de même de notre crédibilité économique. Le gouvernement français ne peut être audible, en particulier dans un système avant tout basé sur l’économie, avec des résultats nationaux aussi mauvais. Il ne peut pas faire la leçon à tout le monde sur la manière dont devrait fonctionner l’UE alors qu’il est incapable de conduire ses réformes nationales.

Cette remise en question est d’autant plus urgente que la France aura un rôle décisif à jouer dans les jours à venir à l’occasion des débats sur le mécanisme européen de stabilité. Elle devra obtenir que le versement des aides du MES ne se soit pas conditionné aux réformes structurelles d’austérité normalement exigées.

Il faudra avoir le courage de se dresser face à l’opposition des pays du Nord et de l’Allemagne, hypothèse particulièrement compliquée pour nos élites germanolâtres. Emmanuel Macron avait d’ailleurs commencé à mener cette bataille, prouvant ainsi qu’il pouvait être un point de référence, avant de finalement faire deux pas en arrière…

Enfin il serait temps que l’élite française dresse le bilan de ces noces de perle européennes, qu’elle s’extraie de son agenda à la petite semaine, rivé sur la prochaine élection ou la prochaine cotation en bourse, pour repenser la place de notre nation dans le temps long et exiger des actes qui prouvent que cette union vaille encore le coup d’être vécue.


[1] https://www.atlantico.fr/decryptage/3588215/que-ferons-nous-de-la-france-post-coronavirus–marion-marechal

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