« Je ne veux pas que mon pays sorte de l’Histoire » – Grand entretien avec Valeurs Actuelles

Retirée de la vie politique depuis 2017, silencieuse depuis un an, Marion Maréchal accorde à Valeurs actuelles un grand entretien. Au risque qu’on interprète cette prise de parole comme le premier pas vers son retour, la jeune retraitée défend un modèle de société et évoque les menaces pesant sur la France, l’inanité de l’Union européenne, la démission des élites, les “gilets jaunes”… et son avenir.

Par Charlotte d’Ornellas, Geoffroy Lejeune, Tugdual Denis – Valeurs Actuelles

Pourquoi nous accorder cet entretien aujourd’hui ?
J’ai quitté la politique électorale, mais je ne me suis jamais interdit de participer au débat public. L’Union européenne est un sujet fondamental, qui me tient très à cœur : étant moi-même à la direction d’une école de sciences politiques, l’ Institut des sciences sociales, économiques et politiques (Issep), je vois une complémentarité entre le fait d’œuvrer à travers une école de formation et de réflexion, et le fait de participer au débat d’idées.

Les politiques, les observateurs et certains électeurs pensent que vous avez un plan, que votre stratégie pour un retour en 2022 est huilée et interpréteront sans doute cet entretien comme une pièce du Meccano. Que leur répondez-vous ?
Qu’ils arrêtent de se faire peur ! Je n’ai pas de plan. Au regard de l’instabilité politique actuelle, ceux qui affirment que telle ou telle personne sera légitime à tel endroit dans trois mois ou trois ans font des analyses bien hasardeuses. Je suis aujourd’hui concentrée sur la réussite de l’Issep, qui pour moi est un projet éminemment important au service du pluralisme intellectuel et pour la formation des élites de demain.

Ressentez-vous parfois une forme de colère, d’agacement, à rester silencieuse après avoir joué un rôle en politique durant cinq ans ?
C’est vrai, c’est parfois un peu frustrant. Mais n’étant plus dans l’arène politique, je ne suis pas là pour dire à ceux qui y sont restés ce qu’ils doivent dire, faire ou penser : ce n’est pas mon état d’esprit. En revanche, lorsque je découvre qu’Emmanuel Macron, président français, publie, au début du mois de mars, une tribune pseudo-philosophique, technocratique, teintée de progressisme – à son image – dans laquelle n’est cité qu’une seule malheureuse fois le mot “France”, oui, ça m’agace. Quand je constate que la notion de puissance, qui devrait être au cœur de la réflexion des élites politiques nationales et européennes, en est totalement absente, oui, cela me désespère. Je n’ai pas envie que mon pays sorte de l’Histoire et c’est le risque que nous font prendre nos “élites”. Cela me concerne comme cela concerne chaque citoyen de notre pays.

D’où vient votre scepticisme à l’égard de l’Union européenne ?
« La plupart des dévots dégoûtent de la dévotion », disait La Rochefoucauld ; eh bien, la plupart des européistes dégoûtent de l’Union européenne. Je suis née en 1989 et je n’ai pas cessé depuis d’entendre les défenseurs du projet européen appeler l’Union européenne à une « refondation » , un « réenchantement », une « réorganisation » , une « réinvention » et aujourd’hui une « renaissance » … Je constate donc que ce projet n’a été chaque fois défendu que pour être changé. Or, cette posture consistant à appeler en permanence à la réforme et au changement sans admettre qu’il puisse y avoir un vice d’origine dans le projet européen et sans s’y attaquer n’est aujourd’hui plus tenable.

Quel serait ce vice d’origine ?
Ils ont voulu calquer le projet d’Union européenne sur le modèle des États-Unis d’Amérique en cherchant à accoucher au forceps d’un État souverain européen. Cela ne fonctionnera jamais pour une raison simple : il n’y a pas un peuple européen comme il y a un peuple américain ; il y a des peuples européens. En voulant construire un État fédéral, les artisans de la construction européenne ont refusé de voir qu’un tel État souffrirait structurellement d’un manque de légitimité, puisqu’il ne serait construit sur aucune souveraineté populaire.

Or, la légitimité politique s’acquiert d’abord par le peuple, et sans lui il ne peut y avoir d’action politique collective menée avec efficacité. Il n’y a pas de nation européenne unique et donc pas de gouvernement européen unique possible dans lequel puissent se reconnaître tous les citoyens de l’Union.

Tant que les pro-Union européenne refuseront d’admettre cet état de fait, ils resteront condamnés à enchaîner des appels à la réforme, devenus inaudibles. C’est le drame d’Emmanuel Macron, produit dépassé de l’énarchie des années 2000.

Faut-il repartir de zéro ?
Le problème, c’est que nous avons désormais organisé la dépendance mutuelle des États membres. Cette fuite en avant est en train de tuer le projet. Plus l’Union européenne se fédéralise, plus elle se disloque. Plus elle cherche à faire converger et à aspirer les politiques régaliennes des pays, plus elle se fragmente. Nous voyons émerger, depuis quelques années, une accumulation de contestations diverses et variées de pays qui -du fait de leur histoire, de leur mentalité, de leurs zones d’influences ou de leurs intérêts géostratégiques – ne parviennent plus à s’accorder.

Des sous-ensembles se constituent au sein de l’Union pour parer à son inefficacité et défendre des logiques nationales. Le Royaume-Uni reprend sa liberté après avoir repris son argent ; l’Allemagne refuse toute solidarité budgétaire et monétaire ; les pays du Sud et du groupe de Visegrád refusent la politique migratoire de l’Union ; les États baltes et certains pays orientaux regardent vers les États-Unis, seule nation supposée les protéger d’un danger russe hypothétique au détriment d’une préférence européenne, les pays du Sud s’affrontent avec les pays du Nord sur le modèle économique et monétaire imposé.

Après avoir fait ce constat, souhaitez-vous un Frexit ?
Je pense que nous pouvons encore échapper à cette hypothèse, qui serait difficile à conduire. Le Frexit ne pourrait être que le dernier recours. Avant de brandir cette menace ultime, la France doit choisir de défendre ses intérêts nationaux en engageant un rapport de force qui la placera comme l’aiguilleur d’un cap européen dans lequel chacun pourrait s’accorder autour d’avantages partagés, car la majorité des pays de l’Union n’ont pas intérêt à ce que celle-ci s’effondre.

Que les choses soient claires, je ne crois pas que le salut européen viendra de la Commission ni même du Parlement européen, du fait de ses pouvoirs réduits et de l’incapacité des groupes eurosceptiques à faire front commun. Je pense que le salut viendra de la stratégie d’alliances de certaines nations, donc de gouvernements nationaux, pour rééquilibrer le jeu avec l’Allemagne. Cela ne pourra pas venir de pays qui tirent un avantage substantiel de l’Union, comme les pays du groupe de Visegrád, qui sont bénéficiaires nets (ils touchent plus d’argent qu’ils n’en donnent), mais de puissances historiques et incontournables du jeu européen, désavantagées par le système actuel. Je pense notamment à l’Italie, mais c’est évidemment la France qui a la clé du dénouement.

Car rappelons ce qu’est la France au sein de l’Union, notamment depuis le départ des Britanniques : une économie-moteur, la première armée européenne, la seule armée autonome capable de se projeter dans des opérations extérieures, la seule puissance nucléaire, le seul membre permanent du conseil de l’Onu (si elle ne cède pas sur le partage de son siège avec l’Allemagne !) et l’un des quelques pays contributeurs nets à hauteur de plusieurs milliards d’euros au budget européen. Elle est également une puissance universelle. Rappelons que notre plus grande frontière se situe avec le Brésil, ce qui fait de facto de nous une puissance d’Amérique latine, et qu’elle contrôle le deuxième espace maritime au monde…

Si la France voulait véritablement établir un rapport de force au sein de l’Union, elle le pourrait. Son seul handicap, ce dont Emmanuel Macron devrait se souvenir, c’est qu’avant de vouloir donner des leçons aux autres, il faut être exemplaire.

C’est-à-dire ?
Depuis des années, la France s’est décrédibilisée parce qu’elle a adopté une posture de donneuse de leçons au sein de l’Union alors qu’elle est jugée inapte à se réformer, à contenir ses déficits, à réduire sa dépense publique, à stimuler l’emploi, en un mot à montrer l’exemple dans ce qui est le cœur de l’Union : l’économie. Sa voix est donc extrêmement affaiblie.

L’Union entraîne bien sûr des handicaps, mais tous nos problèmes ne viennent pas d’elle, loin s’en faut. Beaucoup de réformes pourraient être conduites au niveau national et c’est bien la première étape indispensable si l’on veut être écouté à la table européenne.

Il faudrait, pour que la France retrouve son rang, que ses élites renouent avec la notion de puissance nationale, cessent de jouer au meilleur élève des commissaires européens et mènent une politique patriote, exactement comme le font les Allemands, qui ne sacrifient pas leurs intérêts nationaux sur l’autel de l’Union. Imaginez ! Emmanuel Macron a osé proposer le renoncement pur et simple de la France à son commissaire !

Cette notion de puissance détermine le cap que l’on va donner à son pays. Or, ces élites ont abandonné depuis trop longtemps cette idée, la France est pour eux un cadre dépassé et informe. Raymond Aron disait : « Avant d’être accumulation de puissance et de force, la puissance est… volonté. »

Comment engager un rapport de force ?
Depuis que l’Union existe, la France n’a quasi jamais été mise en minorité au Conseil sur un texte qu’elle ne voulait pas. La servitude est donc toujours volontaire !

Après de Gaulle, nous n’avons plus jamais mené la politique de la chaise vide, nous en avons pourtant le pouvoir. Nous pourrions déjà immédiatement exiger que la Commission cesse toute initiative législative hors des sujets stratégiques communs. Elle prétend, par exemple, s’occuper de culture ou d’éducation, or, ce sont des compétences purement nationales ; ce qui n’exclut pas des coopérations intelligentes sur une base intergouvernementale, sans bureaucratie européenne.

L’Union n’a pas à se mêler de sujets secondaires qui doivent relever de la subsidiarité des États membres.

Beaucoup parlent de réformes des traités, c’est évidemment un sujet complexe qui demande stratégie et méthode.

Nous pourrions entamer les démarches pour obtenir des avenants aux traités qui permettraient de nous extraire davantage de certaines règles européennes, comme l’ont déjà obtenu certains pays. Nous pourrions suspendre immédiatement l’application de Schengen, possibilité prévue dans les traités. Nous pourrions être à l’initiative d’un nouveau débat sur la refonte des traités autour de ce qui pourrait réconcilier les membres à l’unanimité. Notamment en défendant la réciprocité dans les échanges et les normes avec les puissances étrangères, en avantageant les entreprises européennes au sein de l’Union, en exigeant une vraie solidarité (comment tolérer que des paradis fiscaux existent en plein cœur de l’Union, facilitant ainsi l’évasion fiscale d’autres pays membres ?).

En bref, revenir à la fonction première de l’Union : une fonction économique qui se limiterait à contrôler et à réguler l’entrée des marchandises étrangères, en misant sur le poids d’un marché de 500 millions de consommateurs face aux puissances étrangères. Car des pays comme la Chine et les États-Unis ne nous feront pas de cadeaux dans un monde aux ressources finies.

La France est-elle candide ?
Je parlerais plutôt d’une incroyable naïveté de ses élites. Les institutions européennes ressemblent dans leur architecture au modèle allemand et, dans leur mise en œuvre, au modèle britannique. Allemands et Britanniques savent donc parfaitement y manœuvrer. Il existe une centaine de postes déterminants au sein de l’Union, qui ne sont pas des postes d’élus mais des postes “cachés”, stratégiques, dans les cabinets au sein de la Commission… largement détenus par des Allemands et des Britanniques, qui les ont repérés et ont envoyé leurs meilleurs éléments pour faire de l’influence, défendre leurs intérêts nationaux. La France, elle, n’a aucune stratégie de lobbying à l’intérieur de l’Union. Ce n’est pas sa culture et elle ne maîtrise pas – ou ne veut pas maîtriser – les règles du jeu. Un commissaire européen a dit que le meilleur moyen d’avoir un porte-parole qui ne travaille pas à défendre les intérêts de son pays était de nommer un Français ! Tout cela peut – et doit – changer. C’est avant tout une question de volonté.

Est-ce seulement possible ?
L’accumulation des fractures et le Brexit bouleversent le système et les certitudes. Jusqu’ici, l’Europe était dirigée par de grandes coalitions allant du centre gauche au centre droit, qui partageaient le pouvoir en perpétuant ce projet fédéral. Pour la première fois, on verra peut-être la majorité absolue de cette grande coalition centriste remise en cause. L’opinion européenne est donc mûre pour suivre un tel changement.

Elle ne tolère plus que l’Union européenne soit condamnée à être un ventre mou mondialiste, terminus des migrants et self-service pour ceux qui veulent la dépouiller de ses atouts économiques.

Comment renouer avec cette idée de puissance ?
Comme dit Alexander Wendt : « Un acteur ne peut savoir ce qu’il veut avant de savoir qui il est. »

Penser la puissance implique d’abord une conscience de soi. Être capable de se définir dans des frontières géographiques, culturelles. Les élites européennes sont frappées d’amnésie historique. Elles refusent de penser l’Europe en termes de civilisation, puisque cela les obligerait à répondre aux questions brûlantes d’identité, d’immigration, de démographie, d’islamisation, à contre-courant de leur projet européen construit comme un marché-monde. Pour elles, l’Union est un vaste ensemble économique et financier aux valeurs indéterminées. Jamais elles ne la définiront comme une civilisation à la confluence de la Grèce, de Rome, de la chrétienté et de l’humanisme.

Emmanuel Macron pourrait être d’accord avec vous : il écrivait justement dans sa lettre que l’Union européenne n’était pas seulement un marché et évoquait même le mot de civilisation…
Son acception du terme “civilisation” est extrêmement relativiste, puisqu’il évoque « des formes de civilisation ». Ce qui est sidérant dans son propos, c’est qu’il appelle les Européens à « réinventer » ces formes de civilisation. J’aimerais qu’il m’explique comment. Très honnêtement, je ne crois pas qu’on “réinvente” une civilisation comme on “réinvente” un produit dans le cadre d’une campagne marketing destinée à l’adapter au marché. L’idée de start-up nation a ses limites, tout de même ! Une civilisation, on en hérite humblement. Tout au plus peut-on choisir de la transmettre. Cette phrase prouve qu’Emmanuel Macron ne comprend rien à l’âme des peuples ou au principe même de civilisation, quand bien même il essaie de donner des gages.

Sur le terrain économique, en quoi ferions-nous preuve de naïveté ?
Nos élites fantasment leur environnement plus qu’elles ne l’analysent. La puissance contemporaine a changé de visage. Longtemps déterminée par la géographie, le territoire et la démographie, elle se joue aujourd’hui également sur le plan des réseaux et des flux, à savoir l’économie et l’opinion, comme l’explique le géopolitologue Raphaël Chauvancy.

Elles refusent de comprendre que l’économie est un terrain d’affrontement, de confrontation, bien loin de la théorie du doux commerce, et raisonnent comme si la compétitivité était le seul critère valable dans un marché supposé neutre et équitable. Cette naïveté les rend incapables de penser la menace et peut expliquer notre désarmement moral et politique face à des sujets comme l’espionnage. Souvenez-vous de l’affaire Wiki-Leaks ou des opérations de pillage de nos brevets menées depuis la Chine ou les États-Unis. Autre drame : l’incroyable tétanie face à l’extraterritorialité du droit américain, devenue une arme commerciale majeure permettant de sanctionner et d’affaiblir des champions nationaux, puis de les racheter. Le cas d’Alstom est particulièrement préoccupant : nous avons vendu aux Américains, à un prix dérisoire, la partie énergie de ce fleuron national, alors même que cette branche fournit nos sous-marins nucléaires. Derrière la défense de ces grands champions industriels, il n’y a pas qu’une question d’emplois, il y a également la question de notre indépendance stratégique.

La question iranienne est également édifiante. À partir du moment où les États-Unis ont décidé de sortir du traité sur le nucléaire iranien, nos champions nationaux, comme Total ou les constructeurs automobiles, ont dû quitter le pays parce qu’ils craignaient de subir les sanctions américaines du fait de leur dépendance vis-à-vis du dollar. Nous avons perdu des marchés, pendant que les exportations américaines en Iran ont été multipliées par trois en 2018…

Les États-Unis utilisent le dollar pour mener leur guerre économique. L’euro peut-il rivaliser ?
Le seul intérêt de cette monnaie était d’en faire – et ce fut présenté ainsi – une alternative au dollar. Là encore, l’échec est cuisant. L’euro est une monnaie mal construite, mal pensée et extrêmement désavantageuse pour certains pays -une étude allemande vient de révéler que la monnaie unique a conduit à une perte de 3 591 milliards d’euros pour la France, soit vingt mois de PIB. L’euro remplit pourtant les conditions pour rivaliser face au dollar si tant est que l’on réforme la Banque centrale européenne, mais là encore, c’est le refus de puissance qui saute aux yeux.

Un exemple : quand le gouvernement russe propose aux Européens de payer le gaz russe en euros, l’Union européenne ne donne pas suite.

Le gouvernement s’est tout de même engagé sur la taxation des Gafam…
Voilà une preuve que l’échelon national a encore un rôle à jouer !

Il est très bien que les géants numériques paient leurs impôts là où ils exercent, nous sommes d’accord. Mais il ne s’agit pas uniquement de sous dans cette affaire, mais bien d’indépendance. La souveraineté numérique aurait dû faire partie des priorités de l’Union, faire l’objet d’investissements communs en recherche et développement. Pour protéger les données des entreprises et des particuliers, pour financer des clouds européens, pour créer une industrie ou des services alternatifs aux Gafam et aux smartphones américains. Voilà un bon exemple de domaine où l’Union aurait pu être utile et n’a pas été au rendez-vous.

Pourquoi tant de “gilets jaunes” ont-ils évoqué l’Union européenne ?
Ils ont parfaitement identifié l’enjeu. Ils ont mesuré l’impact du jeu de dupes européen. L’Union européenne ne défend même pas le “juste” échange, qui pourrait assurer un équilibre entre ce qu’elle accorde pour l’accès à son marché et ce qu’elle reçoit en contrepartie des puissances étrangères. Un exemple : l’accès aux marchés publics de l’Union est bien plus favorable à la Chine ou aux États-Unis que ne le sont les marchés publics de ces pays pour l’Union. La plupart des Français, dont les “gilets jaunes”, ont compris cela. Mais au-delà de la jacquerie fiscale qu’a été ce mouvement, au-delà de la question institutionnelle ou représentative, il existe aussi quelque chose de structurel.

D’où vient cette défaillance ?
De la démocratie libérale, au sens philosophique du terme. La politique actuelle ne relève plus du gouvernement des hommes, mais de l’administration des choses à travers le droit et l’économie. C’est de la “gouvernance”, mot emprunté à l’entreprise. Derrière la démocratie libérale, il y a la dépolitisation de l’économie. Elle n’est plus vécue comme un acteur de justice sociale ou de puissance, mais comme la gestion d’une trésorerie par des élites aux yeux rivés sur les marchés et les sanctions européennes. Les “gilets jaunes” en sont les premières victimes, voilà pourquoi ils remettent tant en cause le primat de l’économie sur l’homme.

Le malaise serait donc anthropologique…
Oui. La gestion de l’économie par la démocratie libérale part du présupposé de Hobbes, « Homo homini lupus est » : l’homme est un loup pour l’homme. L’exact contraire d’Aristote, qui explique que l’homme est un animal politique. Si on part de la formule de Hobbes, l’homme ne serait mû que par ses intérêts égoïstes et l’économie devient alors le meilleur moyen de réguler les rapports humains.

Cela crée un malaise anthropologique réel, une perte de sens, de ciment social. Le sentiment d’invisibilité de la France périphérique, depuis des décennies dans cette démocratie des experts et des juges, est très fort.

Partant de là, les démocraties de l’Est, dites “illibérales”, constituent-elles pour vous un modèle ?
Je ne suis pas sûre qu’on puisse appliquer le modèle politique hongrois à la France. Mais le terme utilisé par Viktor Orbán m’interpelle : après l’effondrement de l’URSS, on a imaginé que plus rien n’arrêterait le modèle des démocraties libérales. Ce que continuent toujours de penser les néo-conservateurs américains, à travers une politique messianique et expansionniste. Viktor Orbán, lui, a parfaitement compris qu’on ne pouvait pas souder une nation, lui donner un cap, une direction, de la voix et donc une puissance si on n’avait pas d’abord déterminé ce qui la constituait dans ses limites territoriales et culturelles. Il s’agit d’un préalable indispensable. La Hongrie est un pays qui a été occupé par l’Empire ottoman musulman. L’ Europe elle-même a lutté, entre 732 et 1683, avec des civilisations se revendiquant de l’islam. Ce n’est pas neutre dans l’inconscient collectif. Orbán s’est donc emparé de cette question de l’identité pour consolider la cohésion nationale et donner une lisibilité à son action politique. La démocratie illibérale n’est finalement qu’un appel à la vraie démocratie plutôt qu’à la gouvernance des experts.

Marine Le Pen a-t-elle raison de prôner au plan continental une stratégie d’alliances, de retour de la coopération, en opposition à la notion d’interdépendance ?
L’Union européenne devrait être une organisation internationale plutôt qu’une tentative d’État européen souverain, c’est une évidence. L’Union devrait se contenter de répondre aux menaces communes et aux intérêts partagés. Ne se préoccuper que de la régulation du commerce extérieur dans une logique de patriotisme économique, de régulation de l’immigration aux frontières communes, d’instauration d’une souveraineté numérique. Et à partir de là, c’est à la France de se faire une place dans le dispositif. De marquer sa différence. D’être capable d’engager un rapport de force. Je ne crois pas que Marine dise autre chose. François-Xavier Bellamy non plus d’ailleurs. À la seule différence que Bellamy est plus difficile à suivre, car enfermé dans une forme d’“en même temps”. Pour résumer simplement, il a du mal à dire que l’Union européenne est un échec dans sa forme actuelle. De mon côté, le postulat de ma réflexion repose sur l’affirmation qu’il s’agit d’un mauvais système, inopérant, mal pensé, mal conçu et philosophiquement délétère pour les nations européennes.

L’interdépendance n’est-elle pas inévitable sur le plan de la défense ?
S’il y a bien un domaine dans lequel il faut défendre son autonomie et son indépendance, c’est la défense ! Une armée européenne commune signifie mécaniquement une diplomatie européenne commune. Autrement dit, une paralysie assurée au regard des divergences parfois très fortes des pays membres en la matière. Nous voyons bien déjà les dégâts causés par l’alignement de la diplomatie de l’Union sur celle des États-Unis par le biais de l’Otan.

Sur le plan de la défense, enfermer la France dans une logique européenne m’apparaît être une vision très étriquée et peu ambitieuse. La France est une puissance universelle, présente sur les cinq continents, avec un réseau diplomatique puissant, une langue qui rayonne grâce à la francophonie. Certes, la France participe avec l’Europe d’une civilisation commune, mais il faut aussi qu’elle ait une stratégie d’accords propre, de traités bilatéraux avec d’autres pays hors Union en fonction de ses intérêts et besoins pour garantir son indépendance et sa puissance. En somme, la France ne peut avoir comme seul horizon l’Union européenne.

Regrettez-vous la privatisation d’Aéroports de Paris ?
Elle symbolise ce renoncement des élites à penser la puissance et l’indépendance de la nation. Derrière les aéroports, il y a la question des frontières, de la sécurité, de la protection des données. Cette privatisation est le signe d’une absence de vision à long terme. Nous vendons nos barrages, nos aéroports ou nos fleurons industriels comme Alcatel ou Technip à des groupes étrangers. À chaque fusion, systématiquement, la France n’a pas été capable de défendre ses intérêts : les emplois sont partis à l’étranger, les postes de direction aussi, les brevets ont été récupérés…

L’amnésie historique de nos élites et la financiarisation de la société les empêchent de se projeter dans le temps long. La financiarisation de l’agriculture me frappe particulièrement. De plus en plus de terres agricoles sont régies par des sociétés, dans un modèle actionnarial, avec une logique de rentabilité à court terme. Des hectares et des hectares sont rachetés par la Chine pour pouvoir approvisionner sa propre population, sans que la France fixe de limites. Le gouvernement français a bien sûr fait quelques déclarations d’intention pour se montrer vigilant, mais sans annoncer de mesures concrètes.

La financiarisation est générale : elle touche l’entreprise mais aussi la politique. C’est la logique actionnariale de la start-up nation. On remplit les caisses en vendant les bijoux de famille et après nous le déluge.

De par votre diagnostic, vos analyses et vos propositions, ne craignez-vous pas d’alimenter l’espoir que vous pouvez susciter chez certaines personnes, tout en disparaissant ensuite ?
Il y a plusieurs éléments. D’abord, à 29 ans, je me considère un peu jeune au regard des défis à relever. Des défis majeurs, inédits pour certains, dans l’histoire française. Ces dernières années, l’image marketing a pris le pas sur les idées. Emmanuel Macron en est un exemple et je pense qu’il va permettre d’y mettre un bon coup d’arrêt : on va se rendre compte que la politique Hollywood chewing-gum n’est pas suffisante. J’ai toujours pensé que j’avais mes preuves à faire dans le monde de l’entreprise et c’est ce à quoi je m’affaire avec l’Issep.

Emmanuel Macron est-il encore politiquement debout ?
Je pense qu’il ne fait plus illusion. Et moi, je n’ai jamais eu d’illusion : j’ai trouvé sa campagne présidentielle théâtrale, hystérique et incompréhensible. Dès le départ, j’étais sidérée que cet homme-là ait pu être présenté comme un président philosophe. J’avais lu, à sa publication, son livre humblement titré Révolution. Il n’y avait dedans aucune vision de la société, aucune réforme structurelle. Pas même sur le plan économique. Il n’y avait presque rien sur la réorganisation du statut de la fonction publique, sur l’alignement des régimes du public et du privé, la réduction de l’emploi public hors régalien. Rien sur la baisse de la dépense publique, rien sur la réforme des syndicats. Pour quelqu’un présenté comme un artisan du libéralisme économique, je n’ai rien vu qui en relève. Le contenu de ce livre ressemblait exactement à l’actuel exercice du pouvoir : du “en même temps”, de la gestion à la petite semaine.

Quand situeriez-vous cette fin de l’illusion Macron, dans l’opinion ?
Difficile datation. L’affaire Benalla, c’est plutôt une affaire de morale que de compétence. La descente aux enfers a véritablement commencé avec les “gilets jaunes”. Perdre pied, comme ça, en étant incapable d’entendre, de comprendre ce qu’il advenait… Et puis il y a autre chose qui, dans les démocraties, ne se discute pas, c’est l’élection. Emmanuel Macron n’a pas voulu en organiser en provoquant une dissolution pendant cette crise, il a donc participé à déconsidérer notre système démocratique. Non seulement le président a refusé de faire des élections, mais il refuse de faire un référendum. Notre démocratie est devenue une “hanounacratie” : des citoyens marquent leurs propositions sur un tableau Velleda, dans une émission de divertissement à la télévision. Ils envoient des posts et des tweets pour voter oui ou non.

Le président de la République a-t-il les moyens, sans se renier, de répondre aux “gilets jaunes” ?
Non seulement je ne pense pas qu’il ait les moyens en termes de compétence, mais je pense qu’il n’a pas les moyens humains. Voilà un homme qui gouverne le pays manifestement très seul. De plus en plus seul. En revanche, il s’agit d’un homme ayant un grand talent : celui de savoir manier la stratégie de l’évitement. Il a une formidable capacité à parler des heures et des heures et des heures en contournant systématiquement l’intégralité des vrais sujets. C’était criant quand il a fait son escale du grand débat en banlieue. Il n’y a pas parlé une seule fois de délinquance, de sécurité, d’immigration, d’assimilation, de trafics, de clientélisme. Des sujets pourtant centraux dans ces territoires.

L’antagonisme qu’Emmanuel Macron propose entre progressistes et populistes vous paraît-il percutant ?
Non, et pour plusieurs raisons. Pour moi, populisme et progressisme ne relèvent pas du même plan. Le populisme est moins un programme qu’un style : il existe des populistes de gauche et de droite. C’est un mouvement polymorphe. Ses caractéristiques pourraient être un chef charismatique, le rejet des élites et du système de manière générale, la défense d’une démocratie idéale contre une démocratie représentative qui serait dévoyée, l’appui exclusif sur les classes populaires.

Le positionnement populiste semble être une impasse électorale. Si l’on doit bien sûr défendre les classes populaires, on ne peut pas faire l’économie de s’adresser à la classe moyenne et haute. Il faut rassembler autour d’une vision commune et non faire de la politique catégorielle.

Quant au progressisme, il s’agit d’un courant de pensée politique. Le progressisme ressuscite la querelle des anciens et des modernes et je lui oppose, plutôt que le populisme, le conservatisme. Le progressisme est une forme de fascination enfantine pour l’avenir. Il considère, en prenant le calque des progrès techniques, qu’il existe un progrès humain inéluctable, que toutes les générations à venir sont nécessairement meilleures que les générations passées. Ce progressisme a donc une propension à mépriser le passé, à en faire table rase. Pour reprendre une formule de Burke, c’est une forme de rationalisme intégral où rien n’existe en dehors de la raison humaine, d’où l’impossibilité d’intégrer la religion et la spiritualité, avec une tendance à l’abstraction contre le charnel, où l’on aime soumettre les réalités à de grands principes idéologiques. Gérald Darmanin n’a-t-il pas encore récemment dit, dans Valeurs actuelles, que la France était une « idée » ?

Vous vous définissez comme conservatrice ?
Oui, je n’ai pas de problème avec ce terme. Il représente pour moi une disposition de l’esprit. Je suis conservatrice dans ma façon de voir le monde, car je crois au bienfait de conserver ce que nos pères ont patiemment construit de beau, de juste et de vrai. La transmission, c’est le véritable secret de l’émancipation. Pour dépasser, il faut déjà recevoir. 

J’ai également conscience qu’en France le conservatisme, en tant que courant politique, est mort et enterré depuis la IIIe République. Il s’était largement construit dans la contre-révolution, intrinsèquement liée au catholicisme français. Aujourd’hui, un conservatisme français émergeant de nouveau après de telles décennies de silence ne pourrait pas se contenter de ressusciter ce courant-là. 

François-Xavier Bellamy dit en substance la même chose, quand il affirme que, s’il y avait quelque chose à conserver, il serait pour, mais qu’il faut tout changer. 
Je suis d’accord avec lui sur ce point : conserver quoi ? Il faut s’entendre. Mais entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, lui affirme préférer conserver Macron. 

Le salut de la France peut-il encore selon vous passer par les partis politiques, ou faut-il s’en affranchir ? 
Dans les difficultés que nous éprouvons pour recomposer le paysage politique français, le fonctionnement institutionnel et les modes de scrutin ont une part de responsabilité. Ils ont longtemps favorisé les deux grands partis de droite et de gauche, aujourd’hui complètement délégitimés. Ils ont rendu invisible la France des “gilets jaunes” en marginalisant dans les Assemblées les partis pour lesquels ils votaient, en ignorant le vote blanc, en assurant une continuité idéologique dans le mode de gouvernement depuis plusieurs décennies. Deux gros blocs ont depuis émergé : celui du centre droit et gauche d’Emmanuel Macron, ainsi que le bloc populiste (je ne partage pas la diabolisation de ce mot, qui a des relents d’anathème dans la bouche de certains) de droite et de gauche. Deux blocs inadaptés à notre système électoral qui entraînent une situation de blocage. 

Je me suis moi-même toujours définie comme une femme de droite. Le clivage droite-gauche continue d’irriguer la vie politique française, mais il n’épuise pas tous les autres clivages présents. 

J’ai dit en revanche pourquoi le clivage entre populistes et mondialistes me semble être une impasse électorale. Je crois qu’on ne peut pas gagner en s’adressant seulement aux classes populaires. Ceux qui rêvent d’une grande alliance de partis entre La France insoumise et le Front national se trompent. Cette alliance me semble d’autant moins possible que la souveraineté, dont se réclame timidement Jean-Luc Mélenchon, n’est pas une fin en soi. La souveraineté, c’est le contenant ; la vision de la société, c’est le contenu. Au service de quoi met-on la souveraineté ? Une République islamique souveraine, ça ne m’intéresse pas… 

De la scène inaugurale du Louvre à la réforme du code du travail, des électeurs de droite ont pu être séduits par le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Pas vous ? 
Non. À partir du moment où l’on a un président de la République qui ne propose pas de réforme de la justice dans un pays qui connaît un tel état d’ensauvagement et dans une société en proie à de telles défaillances pénales et carcérales ; à partir du moment où l’on a en France un président qui ne parle jamais, je dis bien jamais, des questions identitaires, migratoires, et de l’islamisme – et ce, alors même que son ancien ministre de l’Intérieur a quitté son poste en expliquant que nous avancions vers une guerre civile -, pour moi, il ne peut être audible. Un président qui ne fait pas de ces sujets la priorité n’a rien compris aux défis que la France doit relever. 

Quand un spécialiste de l’opinion publique comme Jérôme Fourquet écrit que 18 % des nouveau-nés ont un prénom arabo-musulman, que par ailleurs nous basculons dans un modèle multiculturel violent, que la radicalité islamique creuse son sillon dans de nombreux territoires, des zones de non-droit, en sécession culturelle, ne pas parler de ces sujets est aberrant. L’expérience historique et contemporaine nous démontre que la quasi-intégralité des pays à majorité musulmane sont des théocraties. L’islam y est une religion d’État, la charia y régente la vie. Interrogeons-nous sur l’idée que nous avons de la place de la femme dans nos sociétés, de l’idée que nous nous faisons de la laïcité et de la liberté de conscience. Quel va être le devenir d’une société où l’islam peut potentiellement devenir majoritaire ? Je ne veux pas que la France soit le nouveau Kosovo. Voilà la grande angoisse qui m’anime. Mais, fort heureusement, je ne manque pas d’ espoir dans les incroyables ressources de mon pays… 

Photo de Marion Maréchal

Marion MARÉCHAL,
Vice-présidente exécutive de Reconquête,
co-fondatrice de l’ISSEP