La guerre des mots.
La langue est une arme fondamentale en politique. Qui dispose de la capacité à imposer les mots, façonne la perception de la réalité et exerce une emprise sur les esprits.
La gauche ne s’y est pas trompée en intégrant cette bataille sémantique dans le fameux combat culturel théorisé par le communiste italien Antonio Gramsci. La vie politique nous en offre de multiples illustrations : le slogan « mariage pour tous » utilisé par le précédent gouvernement socialiste français pour nommer la légalisation du mariage homosexuel entraine spontanément une perception positive, le terme « sans-papier » plutôt que « clandestin » provoque naturellement de l’empathie, le mot-valise « migrant » ne permet plus de distinguer l’immigration légale de l’illégale, l’immigration familiale de l’économique. Mais l’exemple le plus édifiant se trouve probablement dans l’imposition du concept d’ « islamophobie ». Ce terme provoque le rétablissement d’une forme de délit de blasphème pourtant disparu dans les sociétés d’Europe de l’Ouest. Dorénavant toute critique de l’islam est automatiquement considérée comme une critique des musulmans et par effet de capillarité assimilée à du racisme, rendant ainsi le propos moralement et pénalement condamnable.
Soyons donc attentifs à ce que révèle l’émergence des nouveaux mots dans le débat public. En France et plus largement en Europe, une sorte de glissement sémantique a progressivement imposé le terme « populisme » aux côtés ou en remplacement des notions plus habituelles d’ « extrême droite » et dans une moindre mesure d’ « extrême gauche ».
Pourtant si l’ « extrême droite » se confondait historiquement avec l’autoritarisme et l’antiparlementarisme et s’inscrit dans une généalogie historique claire, il n’en est pas de même avec le terme populisme.
Populisme, arme de délégitimation massive.
A l’heure actuelle, il est le plus souvent utilisé non pour qualifier mais pour disqualifier la personne qui en est affublée. Brandi tel un crucifix face au vampire, il a vocation à marginaliser par principe l’adversaire, à le décrédibiliser voire à criminaliser sa pensée. Synonyme de démagogie, il permet d’expulser automatiquement du cercle de la morale et de la raison en dispensant l’accusateur de développer une argumentation de fond.
La difficulté à élaborer une définition claire entretient la confusion et les amalgames. Cela tient notamment au fait que deux acceptions du terme cohabitent.
La première acception est purement idéologique et relève du processus de disqualification décrit précédemment. Il vise les partisans du souverainisme, les euro-critiques, les défenseurs de l’identité nationale, européenne ou occidentale, les opposants à l’immigration de masse, les conservateurs sociétaux, les nationaux-protectionnistes en économie. Il est une sorte de classification idéologique pour ne pas dire un jugement partisan.
C’est ainsi que sont mêlés dans ce grand sac du populisme des partis variés tels que Fidesz de Victor Orban, le RN de Marine Le Pen, la ligue de Salvini ou le parti Droit et justice polonais. C’est en ce sens que le terme « populiste » est utilisé par les actuels dirigeants de l’Union européenne comme la présidente de la commission Ursula Von der Leyen.
Les mots derrière le mot.
Les causes de ce phénomène ont régulièrement été analysées et débattues : l’apparition de fractures territoriales et identitaires, le creusement des inégalités sociales et économiques, la disparition de l’ascenseur social, le développement des métropoles au détriment des villes moyennes et des campagnes renvoyées au statut de périphérie, l’écart entre une économie financière, de service ou numérique favorisée par la mondialisation et une économie industrielle et agricole fragilisée par la concurrence mondiale, les flux migratoires ou encore la menace islamiste.
L’un des facteurs les plus puissants est probablement le sentiment de la part du peuple d’une forme de sécession de leurs élites, pour reprendre l’expression forgée dès les années 1990 par le grand sociologue américain Christopher Lasch, aujourd’hui décédé. D’une certaine manière, le populisme du peuple est une réponse à l’élitisme des élites.
Dans son dernier ouvrage, L’archipel français, le sociologue Jérôme Fourquet décrit l’état de division de la société française dorénavant séparée en « îlots ». Il démontre que l’îlot de la classe supérieure cohabite mais ne se mélange plus aux autres strates de la société. La sécession est à la fois territoriale, culturelle, éducative, économique et finalement électorale. Plusieurs « France » se font face, ne se comprenant plus et ne partageant plus de matrice culturelle commune sur fond d’individualisme et d’amnésie historique.
Le populisme est encore davantage le symptôme d’une maladie politique, non seulement conjoncturelle mais structurelle : la crise du modèle de la démocratie libérale dénoncée bien souvent comme le remplacement du gouvernement des Hommes – essence même du politique – par l’administration des choses – cette ambition qui fascine tant depuis Henri de Saint-Simon, économiste français du XIXème siècle et que Jean Monnet, père de l’Europe, mettait au fondement de son projet européen. Le populisme apparaît comme une soif de démocratie face à l’impression générale que la marche des affaires publiques échappe aux choix populaires. Le populisme veut refaire du peuple un acteur historique face au sentiment d’impuissance et de dépossession que provoquent le pouvoir des instances supranationales, le globalisme, la technocratie et la bureaucratie, le gouvernement des juges, les mécanismes économiques tels que la spéculation financière qui régulent nos économies et échappent à la main de l’Homme ; sans compter l’iniquité de la représentation parlementaire, particulièrement criante en France. C’est un appel au primat de la politique face au paradigme dominant qui prétend à la neutralité axiologique, au scientisme de l’économie, à la domination de la technique.
Populisme, un style avant l’idée.
Il existe traditionnellement trois représentations du peuple : le peuple comme demos, c’est-à-dire le peuple comme détenteur de la souveraineté ; le peuple comme ethnos, c’est-à-dire le peuple comme nation, comme origine partagée ; le peuple comme plebs, autrement dit le peuple comme milieu populaire opposé aux riches. Les courants politiques n’ont eu de cesse de s’opposer dans leur approche du peuple et rendent depuis toujours ce peuple « introuvable ».
La troisième représentation, le peuple plebs, portée par les populistes, qui confond peuple et classes populaires, explique en partie les difficultés rencontrées par ces mouvements dans leur accession au pouvoir. Cette confusion entraine bien souvent une impasse politique puisqu’il ne peut y avoir de victoire électorale et de gouvernement efficace sans le ralliement d’une partie des classes moyennes, de la bourgeoisie, de la haute administration, du monde intellectuel et économique.
Il est par ailleurs peu probable que les partis populistes de droite et de gauche d’un même pays puissent converger dans une grande alliance au regard des divergences souvent fondamentales qui les opposent dans leurs solutions.
L’attractivité de ce corpus populiste repose sur sa capacité à répondre aux désordres actuels du monde bien que les voies d’un gouvernement populiste soient encore étroites et les exemples de succès durables peu nombreux. Ce courant doit encore démontrer sa capacité à passer de la contestation au pouvoir. Reste qu’il a déjà bousculé les clivages politiques traditionnels tels que la droite et la gauche et rebattu les cartes politiques en Europe et à l’international. Le libéralisme fut la grande idée du 18ème siècle, le socialisme celle du 19ème, et le nationalisme celle du 20ème. Le 21ème siècle sera, quant à lui, le siècle du grand affrontement idéologique entre mondialisme et populisme dont l’issue reste encore incertaine…
Traduction en français de l’article publié sur le site du think thank tchèque Re Open.