« Entre un monde qui meurt et un monde qui naît il s’insère toujours une période creuse. Elle est en même temps un tombeau et un berceau. Un monde qui meurt y agonise en se débattant, en cherchant à écraser de son poids le monde qui naît, n’a pas encore les yeux ouverts, ne sait pas encore son nom ». Magistrale réflexion que celle de l’historien suisse Gonzague de Reynold qui semble décrire parfaitement notre époque. L’ancien monde se meurt lentement et résiste alors que le nouveau balbutie et peine à émerger. Nous vivons cette époque de transition, ce sas, non pas de décompression mais, au contraire, de compression où s’accumulent toutes les tensions sociales, identitaires, géopolitiques, économiques, jusqu’à l’ébullition.
Il ne suffira pas de clamer « Plus jamais ça ! » ou de publier sur « le jour d’après », pour que des leçons pertinentes soient effectivement tirées et surtout appliquées. En effet, l’on peine à imaginer qu’un événement aussi soudain et spectaculaire que cette pandémie, qui a paralysé la moitié de population mondiale pendant plusieurs semaines, puisse rester sans conséquence sur l’avenir. C’est oublier un peu vite cette étonnante aptitude des gouvernants occidentaux à se comporter comme d’éternels enfants. Ils ne semblent jamais apprendre des expériences de l’Histoire. Après le krach boursier de 1987, les crises financières de 1997 et 2008, la crise de l’euro et des dettes souveraines en Grèce, les attentats de 2001 aux Etats-Unis puis la succession des attentats islamistes en France et maintenant une pandémie mondiale, rien ne semble renverser les certitudes et les aspirations de la classe dirigeante. Pourtant, ce virus a réalisé ce qu’aucun parti politique d’opposition n’aurait pu espérer : le procès en comparution immédiate d’une idéologie, d’un système, d’un modèle. Car c’est bien le procès des choix politiques opérés depuis trente ans sur les frontières, la souveraineté, l’Etat, la monnaie, les services publics, l’économie, l’Union européenne, auquel nous assistons.
Désormais la parole n’est plus à la défense, le gaullisme déclamatoire de cette classe discutante est irrecevable. Elle est à ceux qui voient clair dans le XXIème siècle et que nous avons très partiellement réunis dans cette première publication du Centre d’analyse et de prospective de l’ISSEP que nous appellerons par commodité le CAP.
Comme le rappelle l’un des auteurs de ce dossier, le sinogramme chinois pour les mots crise et opportunité est identique. Notre mot crise est issu du grec Krisis qui signifie « l’action ou la capacité de choisir ». Au fil du temps, l’usage nous fit oublier ce sens au profit de la définition qui nous est maintenant familière, celle de « manifestation soudaine et violente ». Cette crise sanitaire est l’occasion de faire de grands choix de rupture , mais ce qui a été décidé depuis le mois de mars dernier relève le plus souvent du statut quo, du refus de changer pour s’adapter au monde nouveau qui émerge. Les dirigeants actuels regardent dans le rétroviseur et voudraient à tout prix confirmer un modèle politique dont nous avons vu les fragilités. L’objectif de cette publication est précisément de contribuer à éclairer ces choix nécessaires. Nous vous présentons ici les différents thèmes traités et auteurs associés.
a) Le principe de précaution plutôt que les besoins de l’âme et de l’esprit.
L’une des leçons les plus surprenantes de cet événement est d’ordre anthropologique. L’on s’étonnera de l’assurance avec laquelle les dirigeants ont défini « les besoins essentiels », ceux justifiant une dérogation au confinement, des besoins non essentiels. Cette distinction règlementaire aura définitivement acté, que dans la France du 21ème siècle, les besoins de l’âme et de l’esprit, qui nous caractérisent pourtant en tant qu’Homme, n’appartiennent dorénavant plus aux « besoins essentiels ». Au nom du sacro-saint principe de précaution, l’on a privé les Français du droit d’accompagner leurs proches vers la mort, d’assister aux obsèques de leurs amis défunts, de se recueillir à une messe et de communier à Pâques, d’acheter un livre en librairie ou de participer à une quelconque activité culturelle.
Comme l’explique brillamment le philosophe Thibaut Collin dans ce dossier, la vie contemporaine se définit plutôt par la « survie » que par des « raisons de vivre ». En quoi nous distinguons-nous de l’animal dans ces conditions ? N’est-il pas révélateur que ces mesures, notamment l’interdiction de visite dans les EPADH, ait été précisément qualifiées d’ « inhumaines » ?
Ce principe de précaution, obsédé par la survie plutôt que par la vie, a entrainé des décisions parfois précipitées voire inappropriées comme l’analyse en détail l’auteur américain John A. Freedman au sujet du confinement dans une étude comparative particulièrement dense.
b) L’écologie intégrale plutôt que l’écolo-business.
Ce phénomène est d’autant plus surprenant qu’il s’inscrit dans un paradoxe : celui d’un souci général et de plus en plus prononcé pour le respect de la nature, non pas humaine cette fois, mais environnementale. Certains ont voulu voir dans cette pandémie, une « vengeance » de mère nature. C’est oublier que la planète n’a pas attendu l’ère industrielle pour décimer des populations animales ou humaines. Néanmoins, cela pourrait indirectement poser la question de l’ « entassement volontaire » dans les centres urbains ou de la pertinence du modèle de la métropole, qui sont effectivement des facteurs aggravants de propagation. Claude Rochet s’empare de ce sujet pour présenter un nouveau concept, celui de « territoire pertinent », qui incite à une prise en compte globale de tous les secteurs et facteurs (humains compris) dans la politique territoriale. Une véritable œuvre de pédagogie pour des élus ou des décideurs qui ne sont pas habitués à une telle approche dans leur prise de décision publique.
L’on ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion plus générale sur l’écologie. En effet, qui n’a pas été enthousiasmé de voir la clarté retrouvée des eaux de Venise et un Himalaya débarrassé de la pollution ? Il faudra se poser les bonnes questions derrière la démagogie de la taxation du diesel ou le développement anarchique des pistes de vélos. Quid du tourisme de masse, de l’internationalisation des échanges commerciaux, de l’élevage massif et intensif qui ont tous contribué d’une manière ou d’une autre à l’aggravation de la crise?
L’écologie est transversale à tous ces sujets : elle n’est ni plus ni moins que l’autre nom des vertus de prudence et de la tempérance chrétiennes ! Le professeur Miguel Ángel Quintana Paz nous invite à redécouvrir la vertu de pietas romaine pour repenser notre relation à la nature et la place que l’homme doit y tenir.
c) Le retour en grâce de l’industrie
La révélation des différentes pénuries et dépendances stratégiques, notamment dans le secteur sanitaire et des médicaments, ont soudainement remis en grâce l’idée d’une politique industrielle nationale. Il n’est plus un jour qui passe sans qu’un appel à la « relocalisation » ne soit lancé par le gouvernement ou les partis politiques. Dans son analyse économique, Patrick Louis, démontre, chiffres à l’appui, l’importance du secteur industriel dans la prospérité, la résilience et le taux d’emploi d’une nation. Un secteur irremplaçable de ce point de vue, en dépit des présupposés idéologiques dominants chez les décideurs économiques et politiques. La division internationale du travail, les bienfaits de l’internationalisation de la chaine de valeur, l’interdépendance encouragée comme vecteur de paix et de prospérité sont ainsi remis en question avant que l’auteur ne propose de nombreuses pistes de réformes salvatrices.
Ce thème de la réindustrialisation ne peut être posé indépendamment de la place de l’Etat et en particulier de l’Etat-stratège. Charles Reviens propose une définition précise des différentes facettes de l’Etat et de son périmètre selon que l’on parle de l’Etat régalien, social ou stratège. Une clarification indispensable avant de savoir quels types de réformes ou d’économies doivent être engagées. Charles Millon vient compléter cette analyse de l’Etat et de sa gestion de crise par une critique sans concession du jacobinisme et du centralisme.
Afin de porter un regard plus large sur cette gestion de crise, Gladden Pappin nous présente la manière dont les Etats-Unis ont affronté cette pandémie au jour le jour, au niveau fédéral et des états fédérés, avec des résonnances politiques notables en pleine campagne présidentielle. Ce témoignage permet de relativiser la critique du modèle centralisé à la française, les Etats-Unis étant un Etat fédéral qui a manqué de coordination.
Nous irons également du côté du Liban, cet avant-poste de la francophonie au Moyen-Orient, avec Nehme Azouri et Antoine Habchi, pour comprendre les conséquences de cette pandémie sur un pays déjà profondément fragilisé.
d) La petite mort de la politique.
Nous ne manquerons pas d’être interpelés par la manière dont le gouvernement est allé chercher dans « la science » la légitimité et l’autorité dont il manquait cruellement auprès des citoyens. Après le gouvernement des juges, le pouvoir contraignant des institutions économiques supranationales comme l’OMC ou le FMI, c’est au tour des comités de médecins et d’experts scientifiques de gouverner. Les élus délèguent leur charge démocratique et deviennent les vassaux de ces experts spécialisés, faisant fi de la recherche du Bien commun. Cette recherche qui implique de penser au temps long, de construire une réflexion multidisciplinaire pour prendre en compte tous les facteurs de la société et tendre vers la décision la plus adaptée et équilibrée possible. En réalité, le monde médical dont les savoirs nous apparaissent comme incontestables, est déchiré par les guerres d’égos et les conflits d’intérêt en tout genre au détriment de l’objectivité attendue. Après avoir appris que la Cour européenne des droits de l’homme était la proie du puissant lobbying de Georges Soros , nous constatons que l’Organisation mondiale de la santé n’est pas moins suspecte dans sa relation avec la Chine, expliquant ainsi les messages faussés et contradictoires tout au long de cette crise. Nous découvrons que des revues de référence comme The Lancet sont aussi la proie de basses manœuvres et que le « médicalement correct » n’est pas moins virulent que le politiquement correct.
Derrière ce spectacle médiatico-médical, apparaissent les limites de notre système hospitalier, mis à rude épreuve dans certaines régions. Loin des postures démagogiques et des solutions caricaturales, Dominique Remaker nous livre un diagnostic complet de notre appareil sanitaire, démontrant que la solution ne se trouve pas uniquement dans l’augmentation du budget mais surtout dans la résolution des problèmes intrinsèques d’organisation, de répartition d’argent et de management.
Cette période fut également une illustration riche d’enseignements de la domination de la communication politique sur l’action politique. Pris au dépourvu, le gouvernement a tenté d’appliquer la méthode marketing de la « stratégie du choc » avec pour objectif de provoquer chez le citoyen un état de sidération et inciter à une forme de communion autour du « père de la Nation ». Il n’en fut pas autrement pour François Hollande, après les attentats du Bataclan, qui bénéficia quelques semaines durant d’une envolée dans les sondages. Emmanuel Macron ne semble pas avoir profité de cet état de grâce. Ecouter un Président qui, dans la même allocution, répète six fois que « nous sommes en guerre », tout en enjoignant « à nous laver les mains » a de quoi laisser pantois. L’on ne peut être sérieusement être Charles de Gaulle et infirmière dans le même habit.
D’autant plus, quand cette référence militaire et guerrière est totalement infondée comme le dénonce le Général Jean-Marie Faugère dans un article passionnant sur l’état et les missions réelles de l’armée.
e) Le grand basculement de la puissance vers l’Asie.
Une leçon s’est imposée de manière flagrante : celle de l’extraordinaire efficacité de l’Asie dans l’endiguement du virus. Alors que certains pays européens choisissaient la solution médiévale du confinement, la Corée du sud a sidéré l’occident par sa capacité d’adaptation et ses technologies de pointe. La Chine, quant à elle, est devenue le fournisseur incontournable du monde. De la France certes mais aussi des Etats-Unis. Celle qui, hier, était perçue comme un atelier bas de gamme pour textile et chaussures se révèle le dépositaire de notre indépendance stratégique. Sans bouleversement de la trajectoire suivie, le Français de 2050 pourrait devenir travailleur précaire pour un groupe chinois, devoir se former en Chine pour les métiers en pointe et finirait surveillé par des technologies chinoises et des logiciels américains. Ce glissement de puissance de l’Europe vers Asie nous impose de mieux connaître et comprendre ces pays. Tel est le mérite de Claude Jaeck qui en appelle à la longue Histoire pour expliquer les relations actuelles entre la Chine et la France.
f) L’Union européenne n’a pas dit son dernier mot.
Si l’échelon national a, une fois de plus, démontré sa pertinence dans cette période difficile, bien naïfs sont ceux qui y verraient les prémices d’une inflexion politique souverainiste. A ce sujet, Edouard Husson nous explique que la part de responsabilité attribuée à l’Union européenne dans cette crise est souvent exagérée et tend à dissimuler les erreurs nationales. Or, il ne peut y avoir de bon remède sans bon diagnostic. Ensuite, car les différents plans de relance préparent très certainement un nouveau saut fédéral. Un saut facilité par l’inflexion de la politique monétaire de la BCE dont Laurent Saint-Léger nous explique qu’elle n’est qu’un soulagement en trompe l’œil. Charles Gave vient compléter cette analyse en abordant la question centrale des enjeux de la monnaie et de l’Euro.
Face aux tensions européennes, mises en lumière à l’occasion des négociations de sortie de crise, Pierre-Emmanuel Thomann décrypte les nouveaux rapports de force géopolitiques et les alliances stratégiques envisageables pour la France en vue de retrouver sa place dans le concert européen et mondial.
Conclusion :
Nous avons commencé ce texte par une citation de Gonzague de Reynold, nous finirons avec lui : « Pour qu’une nouvelle forme de civilisation s’épanouisse, il faut que le monde ancien et le monde nouveau se réconcilient ; c’est l’échange de deux nécessités ; un échange par transbordement. Il ne s’agit pas de sauver le vieux vaisseau qui sombre : on perdrait son temps à bourrer d’étoupe ses voies d’eau. Il s’agit de porter sa cargaison dans le vaisseau neuf. Pour cela, il faut qu’au fort de la bataille, malgré la canonnade et la mer démontée, se hasarde entre les deux adversaires une barque de sauveteurs, l’infime minorité de ceux qui ont, les premiers, saisi le sens des évènements ». C’est pour eux, pour cette « infime minorité », pour ces courageux marins de circonstance que nous proposons cette publication.
Marion MARÉCHAL,
Directrice générale de l’ISSEP